« La poésie veut quelque chose
d’énorme, de barbare et de sauvage », comme nous l’a si bien affirmé Denis
Diderot : poète et grand philosophe des lumières, encyclopédiste de tous
les âges. En effet, « Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après
les temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés
commenceront à respirer. Alors les imaginations ébranlées par des spectacles
terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les
témoins. N’avons-nous pas éprouvé, dans quelques circonstances, une sorte de
terreur qui nous est étrangère ?
Pourquoi n’a-t-elle rien produit ? N’avons-nous plus de
génie ? » Alors c’est à ce titre que
je me suis servi de ces quelques lignes de Diderot pour entrer dans le recueil
de Marckenson
Jean-Baptiste, jeune auteur-étudiant haïtien, ingénieur industriel, qui
a évolué en République Dominicaine. Je me suis servi à juste titre de ces
quelques fragments du célèbre encyclopédiste si ce n’est la meilleure stratégie
d’y parvenir, car le livre est écrit peu de temps après le séisme dévastateur
qui ravageait Haïti le 12 janvier 2010. Le poète y était bien entendu à l’heure exacte où passait le diabolique
séisme, en vacance en Haïti, comme y étant bohémien exilé d’autre part, « poète
sans chapeau d’île », comme il le précise si nettement dans la quatrième de
couverture de son florilège. En parcourant ce territoire de 53 pages le lecteur
y verra à coup sûr que le poète porte toujours son île en soi, aux confins
ultimes de son être comme dans les profondeurs abyssales de son cerveau, ou dans
le creuset le plus ardent de son subconscient. Non pas comme le reflet d’une
auto-flagellation, ou le dessein de se confiner ou de se coincer dans les
recoins d’une terre aussi exigüe, mais l’aubaine de ravauder, de raccommoder
les vieux tissus usagés de la mémoire, tout comme Louis Aragon l’affirme toujours :
« Le poète a toujours raison ».Et le poète en aura toujours raison.
Toutefois, il faut dire que j’ai
eu la chance de rencontrer le poète lors de la fête du drapeau haïtien, soit le 18 mai 2014 à l’Université Autonome de Saint-Domingue (UASD), lieu
tout a fait confortable où les haïtiens avaient décidé de célébrer leur
bicolore (bleu et rouge), selon une initiative de Jean Ralph Placide, où
l’ambassadeur d’Haïti en République Dominicaine Fritz Cineas y était fort
présent, comme pour prendre part à ce spectacle. Le poète y était invité pour
un récital de textes, et ses livres aussi l’accompagnaient. Comme je n’avais
pas un sou, le barde m’a donc fait don de son 2ème recueil de poèmes intitulé
« Sobresaturado
», soit « Sursaturé » en français. Ah ! Qui l’aurait cru ? La
générosité du poète est aussi infinie que la lumière du soleil. Et j’étais si
riche ce jour là, sans un sou dans ma poche. Riche tout de même. Et j’admirais
le livre de la première à la quatrième de couverture, tant l’illustration était
surprenante. Bref. Après son premier recueil « Orgasme de ma voix », où
l’auteur nous plongeait dans une mer d’érotisme assez émouvant et symbolique,
cette fois-ci le voici dans nos murs avec « Sobresaturado». L’œuvre est écrite
en espagnol. Mais pourquoi ? Serait-ce une façon de tourner le dos au
créole, de bouder sa langue nationale, sa langue maternelle ? Serait-ce
aussi une trahison de la langue française qui l’avait tant enrichi depuis
bien des lustres? Loin de là. Seulement il
revient donc à dire que toutes les langues appartiennent au poète, que le poète
est laboureur de champs linguistiques, qu’il s’exprime dans la langue de son
désir, la langue qu’il veut, comme il veut, qu’il est tout simplement libre au
vrai sens du thème, la liberté mise en évidence.
« Sobresaturado » nous paraît de
prime abord comme les cris d’un fauve qui se dévore lui-même-même, juste par
passion du crime : « Qu’on me coupe la tête/Sans anesthésie »(P.21). Par
ailleurs les titres sont aussi étranges que le personnage, on eut dit un Kafka
métamorphosé en insecte monstrueux. Des
titres un peu bizarres comme « Mon crime, Démon, Paroles prisonnières, Amour en
poussières, Soif éternelle, Esquisse de la chute ». Enfin un dernier titre qui
me laisse tout pantois : « La face du diable » qui s’approche de plus en
plus des sphères de la métaphysique : « Qui connait la face du
diable/Personne ne sait s’il est homme/Ou femme/ Personne ne sait si le diable
est diable pour toujours ou pour un instant». Et le poète se nomme lui-même «
Fils des résidus », « fils du papier blessé », avec sans doute sa « Barque de
papier/Chargée de rêves/Aussi pesants que le Titanic ». Le poète est « Malade
d’une maladie/Qui n’existe pas ».
Un champ lexical de deuil s’avère
partout omniprésent dans les textes que j’ai eu à lire, et on pourrait même
voir les silhouettes du soleil noir de la mélancolie de Gérard De Nerval. C’est
un univers contrasté d’images, où l’auteur n’hésite pas de nous montrer tous
les envers du décor, comme une esthétique du chaos. Un recueil trompe-l’œil à
première vue, écrit avec autant d’audaces et d’artifices. Florilège traversé
par les thèmes de la folie, de l’amnésie, et de l’amour aussi pourquoi
pas : « Je suis déjà sursaturé/Marchant ivre/Sur les nuages de l’amour »,
l’auteur s’aspire donc à une « nouvelle Quisqueya ». Une quête transcendantale de
renaissance, tissée au fil des mots-sauvetage, mais qui se fait par une
opération tout à fait spasmodique des mots de l’auteur. En conclusion, il faut aussi
énoncer que le recueil est d’autre part un
réquisitoire contre le racisme rongeur. Donc tout compte fait, tout est donc à
avouer ici : « le poète est l’ange du bizarre », et c’est avec une note de
suspense qu’il tente de fermer son livre, tout comme l’aigle vieilli qui
renouvelle ses plumages.
© Raynaldo Pierre Louis
Poète-Ecrivain,
République
Dominicaine,
Août 2014
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