vendredi 2 juin 2017

Chronique d’un animal solitaire ou La Résurrection ontologique

Raynaldo Pierre Louis 
Il n’y a pas de plus pur instant que lorsque le silence du soir plane tendrement dans les parages, à même d’éveiller et envoûter ma mémoire somnambule. Ma plume loufoque et farfelue vole et s’envole dans son fol élan jubilatoire, quelque peu timide. Mon âme vogue légèrement sur une frêle pirogue et rêvasse à n’en plus finir sous les auspices de la nuit. À dire vrai, Aurore ne tardera pas à ouvrir les portes de l’Orient pour qu’Hélios, dans ses éclats dorés, illumine les bords de l’horizon. Alors, pour l’instant, je ne suis qu’un minuscule point en mouvance, un faible point dans l’espace, un atome qui divague, un électron plus ou moins libre, en voyage entre les intervalles de la nuit et le lever du jour. Mais à quoi  pensé-je donc ce soir? À qui ? Lamentablement, mon âme ne saurait  se soumettre à pareille interrogation. Finalement, qu'importent mes pensées, et qu'importent leurs  errances!

Probablement à cet amalgame de souvenirs aigres-doux qui s’entassent pêle-mêle, bras dessus,  bras dessous, en ma mémoire. Trop de souvenirs tachés, cachés dans le linceul de l’Inconscient,  confus dans une mémoire trop pesante et extravagante, qui ce soir, se veut  incontestablement rétrospective. En effet, faire le bilan du passé, interroger sa longue et rude trajectoire existentielle au regard du présent, est peut-être une urgence à laquelle on doit au moins accorder quelques minutes de réflexion...

Hélas! Ce passé, quel est donc son usage? Quelle importance capitale conférer à cette modalité temporelle dans l’existence si l’on omet la sagesse populaire? « le passé nous suit toujours » et que « le temps mange la vie » (Baudelaire, L’Ennemi, Les Fleurs du Mal) ? Le passé aurait-il des pieds ? Le temps, possède-t-il des incisives, des canines et des molaires ? Je ne le saurais ! Mais, qu’est le passé, qu’est le temps, qu'est le présent ?

Sans aucun doute, c'est bien au présent que je rédige ce texte!  Et pourtant, déjà ces lignes s’inscrivent dans les archives du passé. Conjecturons donc à cet effet que le passé et le présent (le futur aussi) ne sont qu’apparemment ou symboliquement que des voisins, condamnés à vivre côte à côte, et à s’entrechoquer ou s’harmoniser, suivant l’agencement des choses et/ou des pions posés par l’homme, tout en tenant compte des accidents de l’histoire et la façon dont nous les percevons. La vie n’est pas un spectacle cinématographique où  scènes et images défilent à loisir. Car, ignorer les accidents de l’histoire c’est effectivement avouer ne pas connaître, ne pas comprendre, ne pas saisir l’existence dans toute sa complexité et sa dimension anarchique. Le cours de l’existence, loin d’être un fleuve tranquille, s’apparente davantage à une mer houleuse, avec ses grosses vagues, ses tempêtes déchaînées, ses flux et ses reflux. Les accidents, aléas auxquels il faut se soumettre, nécessité oblige, nous n’y pouvons rien. Retournons donc  au passé !

D’ordinaire, notre passé est  conçu tel un lieu de géhenne, de supplices, de tortures... angoissant, épouvantable, eschatologique. La cause ? S'il est avéré que le présent engendre le passé, on peut alors émettre l’hypothèse que c’est peut-être parce que nous n’avons toujours pas su faire un bon usage du présent, faire les  choix judicieux,  au moment opportun. D’où notre sainte horreur du passé, au profit de notre perpétuelle projection vers le futur, notre obsession de l’avenir comme seule issue, comme source d’espoir et de consolation. Or, cela aussi est méprise, évidente erreur,  puisque la vie ne se vit pas au futur mais  dans l’urgence de l'immédiateté, dans la jouissance dynamique et ponctuelle de l’instantanéité. Mais toujours et encore, notre négligence, notre infantilisme mental nous poussent à reproduire les mêmes schémas existentiels. Prendre un passé ténébreux pour miroir, comme référence,  c’est s’effilocher au fil des heures et construire un échafaud sur lequel on se crucifie, s’écartèle ontologiquement jour après jour.

Cesser de percevoir son passé comme un épisode négatif ou comme un film où toutes les horreurs sont possibles, c’est l’accepter en tant que  partie intégrante de sa vie, inhérente à la vie elle-même. La dépréciation du présent, accompagnée de l’horreur du passé, doublée d’une forte obsession du futur, ne s’inscrivent que dans un processus d’empoisonnement et d’envenimement de la vie. Ne pas être en paix avec le présent, (seul espace de liberté, de jouissance, d’action) et le passé, suppose en effet, ne pas être en paix avec son essence fondamentale, car le présent est tout ce qui est, et le passé occupant et constituant la part archivée de notre existence…

L’ « amor fati » nietzschéen semble hors de portée lorsqu'il n'est pas conçu dans l’esprit des Stoïciens : « Homme, tu es le seul dieu assez puissant pour te rendre heureux. Sois à toi-même ton propre maître et ton esclave. Entraîne-toi à tout surmonter, c’est de la boue et de la souffrance que naissent les âmes fortes.» (Diogène de Sinope)

Être austère envers soi-même, tâcher d’être fidèle à ses convictions, ses aspirations et ses passions, ne mettre personne au-dessus de ses propres lois, bref, tâcher d’être fidèle à ce que l’on est réellement, authentiquement, voilà avec quoi bâtir vigoureusement un noble trajet existentiel qui implique rudesse et hardiesse psychologiques. Et si l’on s’y met avec toute la détermination que suppose tout travail assidu, la « grande santé » nietzschéenne est alors accessible.

À présent, mon âme, de cet air frais, fais en tes délices, réjouis-toi de ces cris d’oiseaux, exulte-toi de ce pur et simple instant où la sérénité t’est offerte.  Poursuis sans relâche ta quête d’ataraxie, en tout et partout, ne sois pas dans la démesure ô mon âme, sois dans la mesure, le simple et noble, voilà l’équation minimaliste du bonheur. À présent, j’apprends... Et si la conscience peut se définir comme vigilance psychique, alors je tâche d’être vigilant en tout lieu et en tout temps, afin de garder invariablement ma conscience en éveil. Ainsi, J’apprends, à chaque occasion. J’ai bien compris, tout m'est leçon...  la vie est fugace de part en part : amis, femmes, familles et autres vanités insignifiantes. J’apprends. J’entends. Je vois. Je pense.  Je note. J’écris, puis j’avance… Et ma Sagesse tragique me tient encore debout dans les lumières du monde.

© Raynaldo Pierre Louis,
Poète et écrivain,
Jacmel, (Platon-Gosseline),
Vendredi 19 mai 2017.